jeudi 30 août 2012

Le commandement sur le barrage


La ligne Morice désigne le réseau mis en place en 1957 du Nord au Sud le long de la frontière entre l’Algérie et la Tunisie afin d’empêcher l’infiltration des forces du front de libération nationale (FLN) formées dans ce dernier pays. Ce réseau comprend alors une simple ligne électrifiée protégée des animaux par deux grillages, courant de Bône à Souk-Ahras et Tébessa, prolongée plus au Sud par une surveillance par « radars-canons » et doublée en 1959 par une deuxième ligne (ligne Challe) collant à la frontière. Le dispositif mis en place en 1957 comprend trois filtres : quatre régiments d’infanterie occupent la zone entre la ligne et la frontière, six régiments blindés en patrouille permanente le long de la ligne (la « herse mobile ») et six autres régiments de secteurs à l’Ouest de la ligne. En décembre 1957, un premier bilan indique que malgré les moyens mis en place (équivalents à la moitié du nombre actuel d’unités d’infanterie et de blindés), 70 % des tentatives de franchissement ont réussi et que 2 000 combattants armés ont rejoints les Wilaya.

Le général Vanuxem propose alors de superposer à cette structure relativement fixe, une nouvelle structure beaucoup plus mobile et réactive. Cinq régiments parachutistes sont mis en place en face des principaux axes de pénétration et, c’est ce qui nous intéresse ici, une nouvelle structure de commandement, très originale. La mission des paras est simple (détruire les bandes qui franchissent) mais elle comporte une contrainte majeure : cette destruction doit s’opérer dans la journée qui suit le franchissement, sous peine de voir les fellaghas profiter de la nuit suivante pour disparaître définitivement. Il s’agit donc de concevoir et conduire des manœuvres qui, comme le rapporte le lieutenant-colonel Buchoud, commandant le 9e Régiment de chasseurs parachutistes (RCP), peuvent représenter quatre engagements d’une dizaine de compagnies à chaque fois et huit opérations héliportées dans une seule journée. Buchoud cite aussi l’exemple d’un capitaine engageant au combat sa compagnie trois fois dans la même journée avec des points d’application distants de 30 à 50 km.
Pour parvenir à une telle rapidité et une telle souplesse, les méthodes habituelles sont inopérantes. Le général Vanuxem impose donc un principe simple : le chef de corps du régiment parachutiste (un lieutenant-colonel) concerné par une infiltration doit prendre l’initiative de monter une opération et a le pouvoir de prendre le « contrôle opérationnel » de toutes les unités qu’il souhaite et quand il le souhaite, et cela sans considération de hiérarchie. Le 23 février 1958 à 0h30, le lieutenant-colonel Buchoud envoie ce message au général Vanuxem, depuis son hélicoptère de commandement, pour décrire un concept d’opération de niveau brigade monté en quelques minutes avec l’aide d’un capitaine :
1-Vous demande de placer un escadron du 18e dragons dès que possible en bouclage sur la route Souk-Ahras et faire rechercher le renseignements par poste Calleja
2-Je lance immédiatement mon escadron et escadron du 152e RIM, actuellement à mes ordres en bouclage entre Souk-Ahras et Dréa.
3-Disposerai pour 6h30 ensemble de mon régiment entre Zarouria et Dréa pour ratissage.
4-Cette action sera complétée vers le sud par mon groupement du 152e RIM.
5-Ces actions seront utilement prolongées au nord et au sud. Nord pourrait être confié à un élément du 60e RI et actionné par vos soins. Sud, à un élément du 152e, également actionné par vos soins.
6-Ai donné ordres à tous éléments du 152e RIM. Vous demande prévenir 60e RI, 18e dragons, 4/8e RA. Annulation opération précédemment prévue. Stop et fin.

La vitesse nouvelle donnée aux opérations de traque donne des résultats immédiats et en mai 1958, la bataille du barrage est pratiquement gagnée, non sans pertes par ailleurs (le 1er Régiment étranger de parachutistes perd 111 tués, dont le chef de corps, pour 1 275 combattants rebelles éliminés).

Les ordres d’opération dans un contexte dialectique sont toujours le résultat d’un arbitrage entre la vitesse et la précision de la conception. Faire confiance et donner provisoirement le pouvoir au chef au contact, en considérant que c’est lui qui dispose des meilleures informations, est un moyen d’accélérer les opérations tout en conservant une précision correcte des ordres. C’est également la méthode mise en place dans les divisions d’assaut allemandes de 1918 avec un échelon de commandement simplifié (armée-division-bataillon) et le pouvoir donné aux chefs de bataillon au contact sur tout ce qui arrive vers eux. C’est aussi un concept proche de la boucle Observation-Orientation-Décision-Action des pilotes de chasse. Il s’agit d’une manière de commander très efficace lorsqu’il faut agir vite et/ou profiter d’une situation de chaos, beaucoup moins (au moins intitialement) si la surprise ne peut pas jouer. Cela suppose de gérer une multitude d’ego froissés mais surtout de disposer de cadres de contact compétents à l’échelon pertinent de décentralisation.  Cela ne pose guère de problème avec des Jeanpierre, Buchoud ou d'un Bigeard qui commence en 1957 sa 18e année de guerre à la tête de son quatrième régiment.

4 commentaires:

  1. Sacré défi en effet avec 40.000 hommes massés le long et autour du barrage (système et non simple ligne). Avec un commandement à 3 niveaux pour gérer l'ensemble :

    - Le commandement du barrage, à la fois tactique et technique, sous l’autorité du commandement d’artillerie de la Zone Est constantinois.
    - Le commandement territorial divisé en trois inter-secteurs autonomes : celui de Tébessa aux ordres du général Sauvagnac et de la 25ème DP, celui de Souk Ahras avec la 11ème DI du général Balmitgère et celui de Bône du général Vanuxem.
    - Le commandement de six groupes mobiles d’intervention: très indépendants mais capables d’être couverts en cas de besoin par l’état-major divisionnaire.

    Si ces événements sont souvent traités au niveau des compagnies ou des groupes mobiles mais rarement par le biais de la division. Pourtant c'est cet échelon qui a été indispensable à bien des égards : l’efficacité du barrage repose sur la cohérence et la coordination parfaite de tous ses constituants. Comme dit, la personnalité du général Vanuxem autant que sa façon de diriger (en laissant une grande autonomie à ses colonels commandants les régiments) n’est pas étranger aux succès. Ce dernier bénéficie de prérogatives importantes qui autorise à demander des renforts hors de la ZEC (en particulier aériens), dirige de nombreux moyens et doit faire face à des conditions bien particulières où la concentration rapide des moyens en un point précis est indispensable.

    Par ses directives, il rappelle la nécessaire souplesse de l’organisation face à un adversaire qui fait fi des limites territoriales administratives. Les uns peuvent se rendre chez les autres quand l’objectif commun (un ennemi à détruire) le demande. La haute hiérarchie n’est plus faite pour transmettre des ordres et appliquer des décisions planifiées de longue date, mais « le commandement aidera au mieux, organisera l’action amorcée et l’alimentera plutôt que de la freiner. Le mieux placé, celui qui a l’action en main commandera ; les autres viendront à sa rescousse et selon ce qu’il aura prévu ». Pragmatisme et subsidiarité.

    Ainsi, le niveau division, par les moyens dont il dispose, permet de donner aux initiatives des nivaux subalternes l’ampleur voulu dans les délais les plus brefs possibles. Le général Vanuxem l’explique ainsi : « Que soit imaginé le travail des états-majors qui prendront connaissance à 1h du matin, de l’intention de la manœuvre d’un commandant de groupe mobile (…). De sa propre initiative, il aura alerté ceux qu’ils pensaient intéressés. Il en aura ensuite rendu compte à l’autorité supérieure pour qu’elle puisse apporter les appuis nécessaires. Tous les moyens seront sur place avant l’aube où débutera la poursuite ».

    Pourtant, il ne s’interdit pas de prendre lui-même le commandement des opérations en se déplaçant lui-même sur le terrain. Ainsi, il organise fin avril 57 un bouclage hermétique constitué de 33 compagnies et d’une centaine de véhicules espacés de 20 mètres, les phares allumés.

    Si la décentralisation de l’action est permise, c’est en partie par le fait que les unités dirigées sont rodées par des années d’expérience et par la répétition de manœuvres semblables : bouclage puis ratissage. Au final le rendement fut excellent, mais le mécanisme automatique a peut être nuit à l'esprit d'initiative des officiers et à l'aptitude des petits cadres à manœuvrer.

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  2. Grenadier de la Garde1 septembre 2012 à 08:52

    Encore une fois très bien vu.
    Et aujourd'hui ? On pourrait le refaire ? Vraisemblablement pas. Pourquoi ? Parce que les commandants de bataillon ont perdu toute liberté d'action. La peur des erreurs, la peur des pertes, la peur que le GQG ne soit pas content, la peur de la bévue médiatique, la peur de son ombre... est telle, que tous les échelons sont tétanisés. Et en plus, il faut rendre compte quasiment en direct de tout ce qui se passe. Il faut que le chef se soit investi sur un tel niveau de détail (c'est tout juste s'il ne doit pas connaître le numéro de sécurité sociale de chacun de ses hommes) qu'une telle liberté d'action n'est plus admise. Un ordre d'opération qui ne fait pas au moins 70 diapos powerpoint est injustifiable en cas de clash. Vous l'avez écrit vous-même, après le "zéro mort, le zéro défaut". Sans compter les fois ou il faut se coordonner avec les alliés car c'est "forcément multinational"...Et si la première des choses à faire, c'était avant tout de retrouver une vraie liberté d'action, à tous les niveaux. Pas gagné.

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  3. En contrepoint de cette rapidité de décision , rappelons les tergiversations de Lafontaine lors de la percée de Sedan, cramponné à l'attente d'ordre écrits qui auront retardé de près de 17h la nécessaire contre-attaque... On connaît la suite.

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    1. A l'attention de M. Michel GOYA,


      Bonjour,

      Juste une observation sur un point de forme.

      Vous écrivez : "le 1er Régiment étranger de parachutistes perd 111 tués, dont le chef de corps, pour 1 275 fellaghas éliminés)."

      Or le terme "fellaghas" est extrêmement connoté.
      La guerre d'Algérie est terminée depuis longtemps. Sans tomber dans le politiquement correct, mais parler de fells ou fellaghas" revient à parler de boches dans un texte sur les combats de 14 ou 40.

      Côté algérien, les combattants algériens s'appelaient "moudjhahids" ou la forme maghrébine "djounouds"!

      Les compte-rendus officiels de l'armée française utilisaient la terminologie HLL pour Hors La Loi.

      En dehors de cette réflexion sémantique (loin d'être neutre), merci pour votre blog et vos nombreux articles souvent passionnants.

      Pour ceux que la bataille des barrages intéresse, je me permet de signaler le forum des anciens de la DBFM affectée sur le barrage Ouest, truffée d'anecdotes sur la vie des postes, la herse et les différentes phases des combats.

      Cordialement.

      Youcef B.



      La simple appelation "combattants ALN"

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