dimanche 5 avril 2015

L'effondrement invisible

Réédition

Les armées en guerre, comme toutes les organisation humaines en situation de crise, peuvent s’effondrer moralement. Cet effondrement ne se traduit pas forcément par des mutineries ou des désertions massives, il peut aussi être rampant et se manifester de la part des combattants par des refus de plus en plus nombreux de s’impliquer et de prendre des risques.

Le cas de l’US Army engagée au Sud-Vietnam est typique de ce phénomène. A partir de la fin de l’offensive du Têt en 1968, avec une accélération forte l’année suivante, les unités de combat américaines sont victimes d’une réticence généralisée à l’engagement. Outre la généralisation de l’usage de drogues, cela se manifeste très concrètement par des refus collectifs de partir en mission (65 cas recensés en 1969, plus de 35 en 1970 pour la seule 1ère division de cavalerie) ou, pire encore, par des agressions, le plus souvent à la grenade, (121 en 1969, 271 en 1970) contre les cadres jugés trop « volontaristes ». On assiste ainsi, et alors que les troupes américaines n’ont jamais été vaincues sur le terrain par le Viet-Cong ou l’armée du Nord-Vietnam à une forme de repli intérieur sur les bases et de l’apparition d’une guerre civile larvée à l’intérieur. Le très puissant corps expéditionnaire américain, plus de 500 000 hommes, perd une grande partie de son efficacité jusqu’à son repli en 1973.

Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a la même époque, un autre contingent allié sur place qui, pourtant soumis aux mêmes contraintes locales ou extérieures, ne connait pas du tout ce phénomène et termine la mission à la fin de 1972 en ayant gardé toute sa cohésion. On y a constaté qu’un seul cas d’agression d’un officier (et sans lien avec les opérations) et 28 cas constatés d’usage de marijuana (et aucun de drogue dure) en quatre ans (la bière en revanche y est largement tolérée). Ce contingent de  8 000 hommes, c’est le contingent australien. 

Comment expliquer cette différence de comportement entre deux forces de même type et soumises au même environnement ?

L’explication est en réalité simple. Elle tient à l’effort particulier qui a été fait par les Australiens pour sécuriser psychologiquement leurs hommes en leur donnant confiance dans leur capacité individuelle et collective à maitriser leur environnement.

Le premier axe a été la cohésion des unités. Là où les Américains étaient gérés individuellement et les officiers différemment du reste de la troupe (ils faisaient des tours de six mois au lieu de douze), les Australiens faisaient aussi des tours d’un an mais par bataillon complet depuis la phase d’entraînement jusqu’au retour en métropole. Les rotations individuelles australiennes servaient à combler les pertes à partir de l’unité de remplacement stationnée, comme les bataillons d’infanterie, à la base Nui Dat. Pour un bataillon d’effectif moyen de 800, plus de 1 000 hommes étaient ainsi préparés, de façon à maintenir des unités de combat complètes et cohérentes. L’encadrement australien était plus solide, avec 50 % de professionnels dans les compagnies d’infanterie, contre 30 % chez les Américains, et celles-ci étaient commandées par des Major, avec en moyenne 5 ans d’expérience de plus que leurs homologues américains du grade de capitaine. Les officiers, les sous-officiers et les hommes de troupe australiens vivaient et combattaient ensemble pendant le tour, contrairement aux Américains où même les soldats qui approchaient de la fin de service étaient souvent préservés. En résumé, les liens personnels et la cohésion des compagnies américaines étaient bien plus faibles que celle des Australiens.

Le deuxième axe d’effort, lié au premier, a été tactique. La base australienne de Nui Dat, pourtant en secteur difficile, a été la seule grande base australienne a n’avoir jamais été attaquée par le Viet-Cong ou l’armée nord-vietnamienne. Les Australiens avaient décidé de porter le combat sur le terrain de leurs adversaires et d’y être supérieurs à eux. Pendant son tour d’un an, les unités d’infanterie australiennes étaient engagées en moyenne 314 jours sur le terrain contre 240 pour les Américains, pour y mener le plus souvent des embuscades de nuit de section, voire de compagnie. Certains soldats en feront ainsi plus de 200. La taille de la force est alors généralement suffisante pour vaincre l’ennemi sans avoir à faire appel systématiquement aux appuis et ce d’autant que dans 84 % des cas, ce sont les Australiens qui ont l’initiative des premiers tirs, ce qui offre presque toujours un avantage décisif. Dans la bataille de Long Tan le 18 août 1966, 18 soldats Australiens sont tués pour 245 Viet-Cong dans un pur combat d’infanterie à l’arme légère. 

Tout cela sous-entendait bien sûr un entraînement préalable très poussé au combat d’infanterie, en tout cas très supérieur à celui des fantassins américaines qui, eux, n’avaient l’initiative sur l’ennemi que dans 12 % des cas. Les Américains compensaient cette infériorité par des moyens d’appuis considérables. Pour autant, un fantassin américain avaient 3 % de « chances » d’être tué au cours de son tour (324 au total) contre 2,25 % pour un Australien, bien moins bien dotée en équipements modernes. Significativement, les engins et mines, terreur du soldat américain, ne touchaient guère les Australiens (aucune perte par ce type d’engins en 1967 et 1968 par exemple) qui dominaient le terrain, surtout de nuit, avec leur infanterie légère.

La leçon est simple. L’investissement dans les hommes, dans leur capacité à avoir une emprise sur leur environnement, dans les liens mutuels et avec l’encadrement, toutes choses qui demandent de la stabilité et du temps restent le meilleur moyen de maintenir l’engagement malgré la pression et les difficultés. Un moindre effort dans ce sens, par économie de temps et d’argent par exemple, une plus grande volatilité sont généralement sources de fragilité dans l’organisation. Les difficultés, lorsqu’elles surviennent, peuvent alors être amplifiées par un moindre engagement de tous, une forme de repli invisible qui ne fait à son tour qu’accentuer les difficultés. 

Capitaine Nicol, « The Morale of the Australian Infantry in South Vietnam, 1965-1972 »,British Army Review, n° 127, été 2001.

8 commentaires:

  1. "... pour y mener le plus souvent des embuscades de nuit de section, voire de compagnie..."

    Cela me fait penser à des propos du Colonel Lacheroy (dans la RHA 268, sur son expérience au Vietnam évidemment) :

    « La grande question que je me pose, dès ma prise de commandement, est celle-ci : "Pourquoi n’a-t-on pas déjà gagné ?" Je trouvais une situation où nous n’étions pas battus bien sûr mais, si nous étions assez efficaces le jour, nous n’étions plus les maîtres du territoire la nuit. (...)

    Dans un premier temps, j’ai regardé mes forces et mes faiblesses et j’ai essayé très vite d’apprendre à mes hommes à sortir la nuit, de façon à ce que peu à peu l’adversaire sache que la nuit ne lui appartenait plus, qu’il n’en est plus le maître et que lui aussi doit se sentir traqué. Je savais que c’était la seule chose à faire mais ce fut dur, très dur… (...)

    Peu de chefs de secteur partageaient mes idées sur la conquête de la nuit. Le général Chanson, avec lequel j’en avais parlé, est celui qui avait le mieux compris la situation. Chanson n’était pas obnubilé par les problèmes de matériel ou par les chiffres. (...)

    En pratique, le premier objectif à atteindre était la mise en place d’un quadrillage du territoire afin que chaque petit chef, chaque capitaine soit maître de son territoire partout où il se trouve, qu’on lui enseigne les moyens pour y parvenir, en particulier en sortant la nuit, ce que les chefs n’aimaient pas tellement, tout comme le quadrillage. Je pense que de Lattre l’avait compris parce que son fils Bernard avait dû le lui dire et c’est la raison pour laquelle lors de son arrivée, le général a déclaré : "Je suis venu pour les capitaines et les lieutenants."

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  2. Excellent article, comme si souvent.

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  3. Excellent article, comme si souvent.

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  4. Mon Colonel,
    Merci pour votre article, qui dépasse la "chose" militaire et peut tout à fait s'appliquer aux mondes de la fonction publique et de l'entreprise.

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  5. Il est toujours très utile d'analyser l'effondrement d'une armée par rapport à une autre: Merci pour cette étude. Pourquoi ne pas lancer une réflexion sur l'effondrement de notre armée en Indochine et notamment à Dien bien phu? Bien entendu en dehors de tout contexte héroïque en expliquant la fatuité de nos généraux par rapport à Giap...

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    1. Il y a beaucoup à dire sur les erreurs commises à Dien Bien Phu. Mais ce n'est pas tout à fait comparable à ce qui est évoqué dans cet article. Les soldats se sont battus jusqu'au bout. Les pertes ennemies ont été très lourdes, et ils bénéficiaient d'un avantage numérique conséquent.

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  6. Mon Colonel,
    quoique n'étant pas militaire mais simple citoyen passé par une PM et le SN, je vous remercie pour la profondeur de vos articles, fort éclairants pour qui s'intéresse, un tant soit peu, à la vie de nos armées et à leur implication dans un monde remanié, confus et potentiellement dangereux pour notre pays.
    Il faut, semble-t-il, déplorer une fois de plus la déconnection entre l'armée française et les citoyens; il est à craindre qu'une force armée coupée de ses bases populaires ne représente plus qu'un corps de mercenaires aux ordres d'un pouvoir versatile, c'est regrettable.
    Entre cette césure et les coupes budgétaires, comment imaginer une défense efficace face aux ennemis intérieurs et extérieurs?
    Mes respects,
    FG

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  7. Très intéressant mais est il pertinent de comparer un ensemble de 8OOO hommes avec un ensemble de 500 000 ? Il y eu bien plus que 8000 soldats américains engagés avec les mêmes qualités et succès tactiques que les australiens. La défaite américaine au vietnam n'est pas due au refus d'engager des grosses unités sur le terrain à partir du gouvernement Nixon , car cette option n'était viable qu'à court terme ( pertes insupportables dans un régime démocratique avec un système de conscription, fonctionnement autarcique + racisme largement répandu, sources d'un ressentiment largement injustifié envers l'armée sud vietnamienne, etc...)
    Le succès aurait était plus probable, et bien moins couteux, si les restrictions d'engagement avaient été levées publiquement (que ce soit dans le ciel d'Hanoï ou sur le réseau de pistes Ho Chi Minh au Cambodge et au Laos), si l'appui aérien avait été maintenu (comme en 1972) et la présence des conseillers tactiques sur le terrain aussi longtemps que nécessaire (c'est à dire 10, 20 ans)

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