dimanche 25 janvier 2015

War and Business : un espace de réflexion sur la gestion des organisations















Marc-Antoine Brillant et moi-même avons le plaisir de vous présenter, War n'B, un nouvel espace de réflexion sur la gestion des organisations à partir des expériences croisées civiles et militaires. 


mercredi 21 janvier 2015

Pas de taxi pour Tobrouk

Un trou noir stratégique s’est formé à moins de 1 000 km de la France. La Libye n’a jamais été vraiment été un Etat mais un système féodal. Ce système féodal n'a pas réussi à se transformer et il est toujours orphelin d'un roi. Il est inutile de supputer sur les conséquences de l’intervention de 2011 en appui de l'insurrection. Elles ont été négatives, incontestablement, mais on n'a pas aucune idée de ce qui se rait passer s'il n'y avait pas eu cette intervention. L'exemple contraire de la Syrie, où on a laissé le pouvoir massacrer son peuple et où des organisations djihadistes ont pu prospérer, n'est pas forcément encourageant. 

La vraie opportunité de stabilisation a plutôt eu lieu au moment de la la disparition de Kadhafi alors qu’il était peut-être possible de fédérer les mouvements de résistance encore alliés sous l’égide d’un système international. Il aurait cependant fallu une volonté que bien peu avaient après les expériences afghane et irakienne. 


Trois ans après la mort de Kadhafi, il n’y a donc toujours pas de vrai Etat mais il y a quand même deux gouvernements. Le premier est à Tobrouk, à l’extrême est du pays. Il est issu d’un Parlement élu en juin 2014 et qui remplaçait le Conseil national général élu lui-même deux ans plus tôt. Ce gouvernement est reconnu par la Communauté internationale bien plus que par la population libyenne qui s’est très peu rendue aux urnes, par peur des violences partout et par impossibilité même dans certains endroits même comme Koufra ou Derna, première ville en Afrique à faire allégeance à l’Etat islamique en octobre dernier. Bien plus que l’armée nationale libyenne, ce Parlement est soutenu par l’association de l’organisation anti-islamique Dignité du général Khalifa Haftar, installée en Cyrénaïque, et de la milice de Zintan, qui s’efforce de contrôler l’ouest du pays et qui détient toujours Seif al-Islam, le fils de Kadhafi. Cette coalition est soutenue par l’Egypte et les Emirats arabes unis.


Ce parlement est déclaré illégitime par la Cour suprême de Tripoli, capitale du pays aux mains de la coalition Aube de la Libye depuis juillet 2014. Soutenue par le Qatar et la Turquie, Aube de la Libye regroupe plusieurs factions islamistes et la puissante milice de Misrata (peut-être 20 000 combattants), déjà maîtresse du golfe de Syrte et de son « croisant pétrolier ». Un nouveau Gouvernement national général a été reformé à Tripoli en août 2014 qui revendique aussi la légitimité du pouvoir. Entre les deux, la banque centrale et la National Oil Corporation se sont pour l'instant déclarées neutres et assurent le fonctionnement minimal de l’économie ouverte et la paiement des salaires de fonctionnaires (la grande majorité de la population active libyenne).


Ces deux gouvernements sont loin de contrôler l'ensemble du pays. Benghazi, a été déclaré « émirat islamique » par les jihadistes d’Ansar-al-Charia au mois d’août mais ce pouvoir est lui-même contesté sur place par un groupe proche des Frères musulmans. Au sud, le Fezzan est laissé à lui-même et constitue plus que jamais une plaque tournante de tous les trafics sahariens à partir de ses deux points clés : Segha à l’Ouest, qui permet de rayonner vers l'Algérie, la passe de Salvador au Niger et le Tibesti tchadien ; Koufra à l'Est d'où il est possible de pénétrer au Soudan et au Tchad par Ounianga Kebir puis Faya. Les milices toubous s’y opposent aux Arabes de la tribu Oulad Slimane, tandis que les Touaregs vivants le long de la frontière algérienne ainsi que les Arabes Magariha et Qadafa, toutes tribus ayant soutenu Khadafi, sont marginalisés. 

La Libye est donc en cours de somalisation, avec cette différence majeure que c'est une nouvelle Somalie qui menace directement les pays occidentaux et particulièrement la France. Les groupes djihadistes se sont déjà attaqués très violemment aux représentations diplomatiques mais on peut imaginer maintenant de multiples scénarios d’attaques en Méditerranée ou directement sur le sol européen, depuis les avions-suicide partant de Tripoli jusqu’aux commandos infiltrés débarquant sur les côtes en passant par les abordages de navires ou autres modes d'action surprenants. Le sud-ouest du pays est de son côté la base arrière pour le Sahel et sans doute jusqu’en Afrique centrale, à la fois économique et opérationnelle, d'AQMI et d’al-Mourabitoune. 

Stabiliser la Libye est désormais difficile. Une opération internationale de stabilisation est pour l’instant inenvisageable. Pour des raisons diplomatiques d’abord, le consensus nécessaire à un mandat du CSNU est devenu désormais une gageure depuis le retour à une guerre « fraîche » avec la Russie, qui s’estime par ailleurs flouée par la tournure de l’intervention de 2011. La ligue arabe de son côté n’est unie que par la réticence à toute opération militaire occidentale sur son sol. Pour des raisons psychologiques et matérielles ensuite, les pays occidentaux, Etats-Unis en tête, sachant pertinemment qu’une occupation de la Libye prendrait très certainement une tournure « irakienne ». Dans l’état actuel des esprits, une grande opération internationale de stabilisation en Libye ne pourra donc survenir qu’après un choc terroriste de grande ampleur ou une multitude d’agressions de moindre force mais touchant plusieurs pays du pourtour méditerranéen.

Il reste donc pour l’instant la possibilité d’opérations militaires limitées, sous couvert, soit de la demande d’un gouvernement local jugé légitime, soit en invoquant l’article 51 de la charte des Nations-Unies et le droit à l’autodéfense. La « coalition sahelienne », menée par la France et appuyée par les Etats-Unis, pourrait ainsi porter le combat dans le sud libyen sous forme de raids et de frappes contre les éléments ennemis repérés et éventuellement s’associer avec des groupes locaux, les Toubous en particulier. L’avantage opérationnel envisagé est évidemment net mais les conséquences stratégiques restent floues, entre les changements politiques internes que cela peut susciter, les réactions des pays arabes voisins ou les représailles prévisibles y compris sur le sol français. Surtout, il n'est pas évident que cela suffise à produire des effets stratégiques et incite simplement encore à une nouvelle extension du domaine de la lutte. En admettant, ce qui n’est pas évident sans présence au sol, que l’on parvienne à chasser al-Mourabitoune et AQMI du Fezzan, faudra-t-il les poursuivre dans leurs nouvelles bases en Cyrénaïque ? Attaquer aussi l’Etat islamique à Derna ? S’associer aux anciens kadhafistes de Dignité ? Dans tous les cas, jusqu’au sera-t-il possible d’aller avec un effort de défense sans cesse réduit et alors que de nouveaux trous noirs stratégiques, au nord du Nigeria ou le long de la frontière est de Centrafrique, sont en train de s’ouvrir à proximité de nos forces. 

dimanche 18 janvier 2015

Des soldats, des soldats et encore des soldats

Publié initialement le 21/02/2014 et à replacer dans le contexte de l'engagement actuel de nos forces, inédit depuis la fin de la guerre d'Algérie

Alors qu’un journaliste lui demandait ce qu’il fallait pour gagner la guerre en Corée, un soldat américain répondit : « Des Marines, des Marines et encore des Marines ». S’il y a bien une leçon militaire à tirer de l’opération Sangaris en Centrafrique c’est que, pour des raisons opérationnelles, il nous faut plus de soldats que nous n’en avons actuellement, et non plutôt moins comme on cherche à nous le faire croire depuis des années, pour des raisons d’économies budgétaires qui n’ont jamais eu lieu. Dès lors qu’il s’agit de contrôler ou protéger une zone, de gérer une crise, de traquer des ennemis incrustés dans un milieu complexe, on n’a encore rien trouvé de mieux que de disposer en nombre de ce merveilleux système d’arme d’une rare polyvalence qu’on appelle le fantassin.

Je fais partie de ceux qui ont cru effectivement qu’un engagement limité de 1 600 hommes pourrait suffire à rétablir la sécurité à Bangui, mais je ne suis qu’un « pseudo-expert-auto-proclamé » (expression désormais consacrée désignant tout citoyen qui donne un avis sur l’emploi de la force publique et qui peut s’étendre facilement à d’autres champs). Je me fondais sur mon expérience personnelle du théâtre et l’idée que la Seleka n’était visiblement pas une force capable de nous résister. J’ai compris tout de suite mon erreur en apprenant que contre toute logique militaire sinon diplomatique, il n’était pas question d’affronter la Seleka mais de désarmer les milices locales. Cela changeait tout car, selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, moins on veut employer la force et plus il faut être fort afin de s’imposer à tous en même temps.

Dans ces conditions il était évident dès le départ que 1 600 hommes, même accompagnés de 4 000 soldats africains, seraient insuffisants pour contrôler une ville de plus d’un million d’habitants, sans même parler du reste du pays. Une opération de stabilisation suppose non pas un engagement en fonction d’un moindre coût politique et financier espéré mais en fonction de la superficie, de la population à contrôler/sécuriser et du degré de violence atteint sur place. Empiriquement, en tenant compte des expériences passées, cela imposait d’engager entre 5 000 et 10 000 soldats français et à peu près autant d’autres nationalités (à qui il aurait sans doute fallu fournir un soutien matériel).

Oui mais voilà, contrairement à la France des années 1920 ou des années 1940 pourtant épuisée mais qui engageait 100 000 soldats professionnels au Maroc puis en Indochine, la France du XXIe siècle, pourtant jamais aussi peuplée et aussi riche, n’est visiblement plus capable d’un tel effort. Si nous ne déployons pas 10 000 hommes en Centrafrique, c’est avant tout parce que nous sommes incapables de les engager ou au moins incapables de les relever, car, et c’est là aussi une constante historique, on n’obtient pas une normalisation de la situation dans un Etat implosé en six mois. En d’autres termes, la France n’est pas plus capable de mener seule une opération de stabilisation d’une certaine ampleur qu’elle ne semble capable d’affronter seule des armées étatiques mêmes plutôt modestes (l’armée syrienne ou même l’armée de Kadhafi) et le succès de l’opération Serval au Mali ne doit pas faire oublier que nous n’y avons affronté que l’équivalent d’une brigade d’infanterie légère. Que ce serait-il passé si les effectifs ennemis s’étaient élevés à simplement 10 000 combattants ?

Force est d’admettre désormais que la gestion depuis vingt ans de notre outil de défense et plus particulièrement de ses ressources humaines est un désastre. Au nom des dividendes de la paix, de la professionnalisation, du « dégraissage » de la fonction publique, du sauvetage des grands programmes industriels puis des seules finances publiques, nous avons taillé dans les effectifs militaires à tour de bras. Pour la seule décennie 2008-2018, nous sommes ainsi en train de supprimer 80 000 postes dans la défense, soit un peu moins du cinquième du volume initial, après en avoir supprimé 125 000 dans la décennie précédente (15 000 postes de cadres supprimés et 200 000 appelés remplacés par un surcroît de seulement 90 000 militaires du rang professionnels et de civils). Quand je suis devenu sous-officier en 1983, 575 000 Français servaient dans les armées et services. Ils ne devraient plus y en avoir que 242 000 en 2019, soit une perte moyenne d’un peu plus de 9 000 postes par an (l'équivalent d'un site de Florange chaque mois). A ce rythme, l’armée française aura cessé d’exister en 2045. Si le ministère de l’éducation avait été soumis au même régime, c’est 600 000 postes qui y auraient été supprimés. Comme le budget a été gelé en valeur constante depuis 1991 (alors que les dépenses de l’Etat ont augmenté de 80 % depuis cette époque), on pourrait considérer, en termes économiques, que ces pertes humaines ont été compensées par du Travail plus qualifié (les soldats professionnels) et surtout du Capital (des équipements plus performants) et qu’au bilan, l’outil militaire d’aujourd’hui est plus « productif » qu’il y a vingt ans. Cela n’est même pas sûr. 

En premier lieu, bien plus que dans les autres ministères où le budget de fonctionnement est largement prédominant, le budget de la défense comprend une forte part d’achats d’équipements dont le nombre reste quand même lié au nombre d’utilisateurs potentiels. Sacrifier ceux qui utilisent les équipements pour aider ceux qui les fabriquent (argument du Livre blanc de 2008) équivaut à saigner un vampire pour étancher sa soif. Lorsqu’on réduit une organisation de moitié ou des deux-tiers, le marché qu’elle représente n’est souvent plus suffisant pour assurer la simple survie. De fait, l’industrie de défense est réduite à de l’artisanat (comment appeler cela lorsqu’on ne fabrique plus qu’un seul avion de chasse par mois ?) et/ou condamnée à exporter environ deux-tiers de sa production. On connaît la suite : explosion des coûts unitaires, emploi direct des préséries avec leurs défauts, maintien en service de matériels anciens à l’entretien coûteux, incapacité à investir massivement dans autres choses que les programmes lancés dans les années 1980 (dans les drones ou les hélicoptères lourds par exemple). Au bilan, la seule armée de terre dispose en 2014 de deux fois moins d’hélicoptères et de quatre fois moins de chars que celle de 1991. Et encore, il ne s’agit là que d’ordres de bataille. Si on tient compte de la disponibilité des équipements, très supérieure en 1991, l’écart est encore plus important. La quantité est une qualité en soi et il n’est finalement pas évident que l’armée de terre de 2014, même entièrement professionnalisée et partiellement rééquipée, serait capable de vaincre celle de 1991, trois fois plus nombreuse. L’armée de terre de 2014 est simplement un peu plus projetable que celle de 1991 et encore cela cela est de moins en moins vrai. Le nombre de soldats projetables devrait en effet bientôt atteindre celui d’avant la professionnalisation complète.

Un deuxième aspect, toujours négligé par les comptables qui ont présidé à la révision générale des politiques publiques (RGPP), est qu’une organisation humaine est par définition vivante et les trois armées, qui comptent deux-tiers de personnel en CDD (contre 15 % pour l’ensemble de la fonction publique d’Etat, FPE) avec une moyenne d’âge de 31 ans (pour 41 dans l’ensemble de la FPE) et un mouvement annuel moyen d’environ 17 000 entrées pour 21 000 sorties est encore plus « vivante » que les autres ministères. De fait, les armées fonctionnent sur le volontariat. Que le métier des armes soit moins attractif et le volume des volontaires au recrutement diminue et donc aussi le taux de sélection puis la qualité moyenne des recrues. Peut-être pire encore, les rengagements sont également moins nombreux et la durée moyenne des services diminue et avec elle la somme des expériences et des compétences. Il y a donc un lien direct et beaucoup plus fort qu’ailleurs entre l’attractivité du métier et le capital humain.

Or, cette attractivité diminue depuis plusieurs années et en premier lieu par le seul fait des réformes. Dans un premier temps, on a tenté de préserver les unités de combat en « rationalisant » leur soutien, c’est-à-dire concrètement en le réduisant et en l’éloignant des forces. Le résultat a été une désorganisation, une rigidification et une plus grande fragilité. Les armées ne fonctionnent pas comme les autres ministères, elles doivent par définition faire face à des ennemis et à des situations imprévues avec de fortes amplitudes d’action, ce qui est de fait incompatibles avec un système bureaucratique « normal ». En créant les bases de défense et en réduisant les moyens des différentes fonctions de soutien on s’est rendu plus vulnérable à la surprise. L’engagement de l’opération Serval, qui ne concernait que quelques milliers d’hommes, s’est effectué dans un désordre nettement plus grand que ce qui aurait été le cas quelques années plus tôt. Il est fort à parier qu’un engagement plus important engendrerait la même pagaille que dans l’armée israélienne en juillet 2006 lorsqu’elle s’est engagée contre le Hezbollah ou que dans l’armée du Second Empire en 1870, deux armées ayant adopté le même type d’organisation du soutien. Pire, la première surprise grave est venue de l’intérieur, avec l’incapacité soudaine de l’institution à payer correctement ses propres membres. La gestion de ce seul « cygne noir » a semble-t-il suffit à dévorer les quelques gains espérés par la déflation des effectifs. A l'instar des grands managers réduisant le personnel de leur entreprise pour augmenter les profits des actionnaires (et leurs stocks options), nos hauts-fonctionnaires, dont on notera qu'ils sont payés par un système particulier et opaque, s'en sortent eux plutôt bien. Le principal réformateur de la fonction ressources humaines du ministère et grand promoteur du désastreux logiciel Louvois a même été élu manager public de l'année 2011.

Avec la mainmise croissante des technocrates (y compris en uniformes) sur les militaires au sein du ministère, la guérilla permanente de Bercy, le rognage permanent sur les conditions de vie et d’entraînement, la réglementation croissante et pénible, tout semble plus difficile à faire en garnison métropolitaine. La vraie respiration des soldats est en opérations extérieures où ils sont libérés de toutes ses contraintes et lourdeurs administratives (mais d’autres contraintes peuvent survenir si la mission n’est ni claire ni même possible).

Nous voici-donc entrés dans une spirale de démoralisation avec les coûts humains et financiers que cela comporte (augmentation des accidents, mauvaise gestion de matériels qui ne sont pas les siens, etc.). Dans une structure où un seul fantassin équipé dispose sur lui de quoi tuer des centaines de personnes, la dégradation de ce capital humain peut aussi avoir des conséquences tragiques et stratégiques. Cette implosion humaine se conjugue donc avec l’implosion matérielle, qu’elle nourrit par ailleurs. Dans un contexte général du « fort au faible », le point Omega de cette évolution n’est sans doute pas la capitulation sur un champ de bataille à l’extérieur face à un ennemi mais en métropole dans ce que certains qualifient déjà de « mai 1940 administratif » et qui consacrera la fin de la France en tant que puissance.

A moins d’accepter à court terme de nouvelles mauvaises surprises et à long terme l’extinction de notre outil militaire, celui-là même qui a protégé la France pendant des siècles, il est urgent, comme dans les années 1930, d’inverser les équations et de comprendre qu’un sauvetage de notre outil de défense n’est pas incompatible avec la rigueur budgétaire, voire même qu’au-delà de l’effort initial désormais indispensable, il peut contribuer à rétablir les finances publiques. Le 3e New deal (essentiellement militaire) de 1937, a sauvé l’économie américaine avant de contribuer à vaincre le totalitarisme nazi et japonais. La relance militaire du début des années 1980 a également jeté les bases des innovations dont profitent encore les entreprises américaines et la société entière tout en contribuant là-aussi à l’effondrement de l’URSS. L’effort de défense est aussi celui dont le « multiplicateur » économique, il est vrai toujours difficile à mesurer, est sans doute le plus efficace parmi tous les ministères car il influence directement à la fois notre industrie (dans des secteurs peu délocalisables) et l’emploi en constituant par ailleurs le meilleur système de formation professionnelle pour adultes.

Il est urgent d’honorer une fois pour toutes nos commandes industrielles et de remplacer de la sorte nos équipements les plus anciens. Cette dépense à court terme sera ainsi paradoxalement une source d’économies à long terme. Il est tout aussi urgent d’arrêter de « déconstruire » nos unités de combat et de reconstituer la cohérence et la plénitude des commandements, de retirer tous ces fils qui lient nos régiments-Gulliver, bref de rétablir toutes ces choses empiriques et non comptables qui font que les armées sont efficaces. Des soldats bien formés et heureux de servir restent encore la meilleure source d’économies autant que le principal instrument de puissance de la nation.

samedi 17 janvier 2015

La stratégie américaine en Afrique-Une étude de l'IRSEM dirigée par Maya Kandel

L’IRSEM vient de mettre en ligne l’étude sur la stratégie des Etats-Unis en Afrique, qui peut être téléchargée ici

Cette étude présente une analyse de la stratégie américaine en Afrique et de ses priorités, en particulier la lutte contre le terrorisme. À partir de contributions d’universitaires, experts et opérationnels français et américains, elle analyse lesacteurs, processus et modalités de la présence militaire américaine en Afrique. Elle s’intéresse en particulier aux caractéristiques et aux coûts de l’approche indirecte privilégiée par les États-Unis. Le continent africain constitue en effet le laboratoire d’un aspect déterminant de la réorientation stratégique engagée par le président Barack Obama à travers le concept d’empreinte légère (light footprint). Plus récemment, il a même été érigé en modèle de la lutte contre-terroriste et source d’inspiration pour d’autres régions, notamment le Moyen-Orient. Enfin, la coopération franco-américaine resserrée et inédite dans certaines régions africaines justifie également que l’on étudie la stratégie américaine en Afrique, son évolution récente, sa mise en œuvre et le bilan que l’on peut en tirer.

Pour lire la suite du résumé : Froggy Bottom


jeudi 15 janvier 2015

Prison break

Publié le 23/11/2011

La « bataille des cœurs et des esprits », « figure imposée » des campagnes de contre-insurrection, rencontre parfois le succès. Il faut pour cela ne pas se contenter d’injecter des ressources économiques dans une population considérée comme une grande boîte noire et d’en attendre des retours de sympathie mais se fonder sur de véritables « études de segments de marché » considérant avec précision les motivations réelles des gens et la structure de leurs rapports sociaux pour déterminer les actions et accords possibles pour un bénéfice mutuel. C’est de cette manière que les Américains, grâce à l’action du général des Marines Douglas Stone, sont parvenus, d’avril 2007 à juin 2008, à faire du marché « captif » des 20 000 prisonniers irakiens des camps américains de Bucca et Cropper, une « success story » dans un domaine, le traitement des prisonniers, qui jusque là avait surtout été une source de désastres.

Lorsque le général Stone, arabophone, grand connaisseur du Coran, prend la direction des camps de prisonniers en Irak, la situation est difficile. Non seulement les camps sont des lieux d’une grande violence mais ils constituent aussi une base de recrutement pour les organisations rebelles les plus dures. L’Irak est une guerre où les prisonniers sont presque tous libérés en cours de conflit, soit parce que les Américains ne les gardent pas car les charges sont faibles, soit parce qu’ils sont livrés à la justice irakienne qui les relâche s’ils ont de quoi payer les juges (et donc plutôt les membres d’une organisation) ou les envoie dans des endroits où les conditions de détention sont bien pires que dans les camps américains. De fait, les rebelles capturés par les Américains ne restent en moyenne qu’un an en prison avant, pour plusieurs milliers d’entre eux, de reprendre les armes et de tuer des soldats de la Coalition.  

Le premier axe d’effort de Stone est de déterminer précisément les profils et les motivations des prisonniers, ce que personne n’avait pris la peine de faire depuis quatre ans puisqu’il était entendu que les combattants rebelles étaient forcément des nostalgiques de l’ancien régime ou des djihadistes convaincus. Dans une belle application de la pyramide de Maslow, cette étude montre en réalité que la plupart des prisonniers, dont la plupart sont pères de famille, ont pris les armes pour répondre à des besoins élémentaires, la peur de représailles contre sa famille ou gagner un peu d’argent, qu’une minorité à agit par conviction nationaliste ou par vengeance et qu’une petite poignée enfin a été et reste motivée par des convictions religieuses radicales. Or, jusqu’en 2007, tous ces prisonniers sont traités de la même façon et regroupés de manière arbitraire, ce qui permet aux plus radicaux d’imposer leur loi et de faire de Bucca une « académie du djihad ». La première décision de Stone est donc de distinguer les « irrécupérables » et de les confier à la police irakienne (qui, là encore, hésite à les livrer à la justice) pour s’intéresser aux 75 % restants, jusque là abandonnés à eux-mêmes.

Avec une équipe irakienne de psychologues et d’imams, Stone mène ensuite une vraie campagne de réinsertion professionnelle, avec apprentissage salarié, et d’éducation (40 % des prisonniers sont illettrés), notamment religieuse. Beaucoup apprennent ainsi à lire le Coran par eux-mêmes. Le lien est également renoué avec les familles, par courrier, vidéo et visites (le camp Bucca finit par accueillir 2 000 familles chaque semaine). Enfin, le général Stone crée des cours de révision composées de militaires américains et qui statuent régulièrement sur le sort de chaque prisonnier selon le critère de la dangerosité actuelle et non passée de l’individu. Paradoxalement, ces cadres d’unité de combat, qui seront les premiers à subir les conséquences d’une erreur éventuelle de jugement, sont 5 fois plus généreux et confiants que les bureaucrates irakiens auxquels ils se substituent.

En quelques mois, la situation dans les camps gérés par les Américains change du tout au tout. Les actes de violence y diminuent de 80 %, et surtout alors que 100 prisonniers sont libérés chaque jour, en moyenne un seul parmi eux reprend les armes (à comparer aux 65 % de récidives parmi les libérés des prisons aux Etats-Unis).

mercredi 14 janvier 2015

Contre-attaque

L’Histoire tend à montrer que ce n’est bien souvent que lorsque la Patrie est en danger que la France consent à se transformer, comme s’il lui fallait obligatoirement toucher le sol pour pouvoir rebondir plus fort et casser les freins qui l’empêchaient de s’élever. L’épreuve qu’elle subit aujourd’hui, épisode le plus violent sur notre sol d’une guerre qui dure depuis maintenant vingt ans et durera sans doute au moins aussi longtemps, est au moins le révélateur de certaines forces et faiblesses de notre nation. Il peut être aussi le début d’une transformation, sans doute obligatoire si nous voulons vraiment triompher de ce fléau.

Le fait que trois individus aussi stupides qu’ignobles puissent porter un coup puissant à la France et surtout le fait qu’ils puissent être imités est d’abord le résultat d’un dysfonctionnement de l’Etat. Surmonter ce dysfonctionnement va bien au-delà des mesures immédiates, nécessaires, qui ont été mises en œuvre, dont la plus spectaculaire est l’engagement des forces armées dans la plus grande opération militaire française depuis la guerre du Golfe en 1990. Des moyens de renforcement d’urgence ont été octroyés au système de renseignement et il est question de modifier lois et règlements. L’erreur, sinon l’inconséquence, serait de se contenter de cela.

Bien plus que de nouvelles lois, la protection des Français, mission première de l’Etat, demande un minimum de moyens. Dans un pays qui produit pour plus de 2 000 milliards d’euros de richesse chaque année, moins de 50 sont prélevés pour assurer la défense de la France et des Français, pour environ 850 consacrés aux autres actions publiques et sociales. Pire, cet effort diminue régulièrement depuis vingt-cinq ans. Si, en termes de pourcentage du PIB, la France mondialisée faisait le même effort que la France de 1990, c’est entre 80 et 90 milliards qui seraient consacrés à la sécurité et à la défense. Autrement dit et alors que la guerre contre les organisations djihadistes, commencée dès les années 1990, prenait de l’ampleur, la France baissait la garde. Le budget n’est évidemment pas tout et ne dispense pas de remises en cause et d’adaptations, mais il n’est pas complètement naïf de penser que la présence policière par habitant ne serait pas à son point bas historique, que tous disposeraient d’un entraînement et d’un équipement supérieurs, qu’il serait plus facile de surveiller plus étroitement les quelques centaines de malfaisants connus, qu’il serait plus facile de déployer plus de cet excellent système d’arme polyvalent (tir précis, renseignement, contact) qu’est le fantassin, que les prisons ne seraient pas un tel état, etc. Le pire est peut-être que ces réductions continuelles de moyens ont engendré également des systèmes internes de gestion qui, par leur centralisation, ont ajouté la rigidité à la pénurie. On notera, d’une part, que l’effort de défense et de sécurité n’étaient pas spécialement jugé insupportable en 1990 et, d’autre part, que l’insécurité a aussi un coût économique difficile à mesurer mais pourtant bien réel et sans doute considérable.

Mieux assurer la protection de la France et des Français n’est pas forcément un gaspillage, cela peut même être considéré comme un investissement. Si on continue comme cela pourtant, et, cela a été évoqué ici plusieurs fois, les instruments de sécurité de l’Etat auront terminé leur existence en décembre 2049. Comme, à moins d’un suicide collectif, cela ne se peut pas, autant infléchir tout de suite cette politique irresponsable et trouver des économies dans des secteurs peut-être moins dociles mais aussi moins essentiels.

Au-delà du perfectionnement et de la rationalisation d’un système de renseignement et d’élimination des réseaux et cellules, système qui par ailleurs fonctionne déjà plutôt bien, c’est désormais avec ces instruments renforcés dans les territoires perdus de la République qu’il faut porter l’action. Comme dans n’importe quel conflit contre des organisations armées, organisations de volontaires il faut le rappeler, il faut s’interroger sur l’attraction du modèle de l’ennemi sur une fraction de notre population. La bataille des cœurs et des esprits, selon le terme consacré, est à mener partout. La moindre des choses est d’interdire les organisations religieuses, en particulier salafistes, qui sont aux sources idéologiques de cette attraction, et à lutter contre le prosélytisme de nations du Golfe arabique qui n’ont pas grand-chose à envier aux Taliban. Tant pis pour les contrats perdus et les financements de campagnes électorales.

Les bases du djihadisme en France, on les connaît. Les plus évidentes sont nos prisons. Le problème est alors matériel mais aussi politique. Entre l’accusation de laxisme dès lors que l’on s’intéresse au problème de la réinsertion, ou même simplement à la dignité de la vie carcérale, et celle d’autoritarisme fascisant lorsqu’on s’efforce de contrôler plus étroitement le comportement de certains prisonniers, la question de l’efficacité de la prison n’est pas jamais résolue alors qu’elle est essentielle à notre sécurité. Parmi les occasions nées de l’émotion de dépasser les blocages politiques, en voici une qui mériterait d’être saisie rapidement.

Plus largement, c’est tout un pan de la jeunesse échouée de l’éducation nationale qui, bien souvent ne demande que cela, qu’il faut « rééduquer ». Quand on voit le travail réalisé par les Etablissements Public d’Insertion de la Défense (EPIDe) avec un budget de seulement 80 millions d’euros ou celui du service militaire adapté outre-mer, on se dit qu’il y a là aussi un gisement de ressources (et de sécurité) qui mérite là-encore de dépasser les corporatismes et, là-encore, le sempiternel blocage laxisme contre autorité. Plus largement, on ne peut s’empêcher de penser que dans cette formidable machine à transcender les jeunes, il y aurait eu parmi les 82 000 postes supprimés dans les forces armées quelques « chiens perdus sans collier » qui auraient été sauvés et même mis au service de la France.

Bien entendu, le combat contre les foyers de l’attraction, au Moyen-Orient et en Afrique doit continuer. Il doit même s’intensifier en liaison et appui des pays locaux qui en sont les premières victimes et les premières solutions.

Tout cela, encore une fois, suppose des moyens publics et surtout une volonté, car c’est celle-ci qui trouvera les moyens. Philippe Delmas disait que la guerre était désormais plus la conséquence de la faiblesse des Etats que de leur force. On peut ajouter que leur défaite ne peut survenir que de l’acceptation de cette faiblesse. 

jeudi 8 janvier 2015

En guerre

Victoire tactique des djhadistes,
désastre stratégique pour eux

Je ne suis pas un expert du renseignement et de la lutte contre le terrorisme mais du combat et plus particulièrement du combat d’infanterie. Par une méchante ironie, le prochain billet de ce blog devait porter justement sur la transposition de méthodes de combat d’infanterie dans le cadre du terrorisme. J’examinais plus particulièrement comment les méthodes dites de combat en essaim ou swarming, utilisées notamment à Grozny en 1999, à Falloujah en 2004, au Liban en 2006 ou même à Gaza l'an dernier, avaient pu être utilisées pour frapper des civils. Ce mode de combat qui suppose une décentralisation complète du combat jusqu’à de petites cellules, voire même jusqu’à l’individu seul, n’est pas nouveau. On peut le faire remonter aux tirailleurs des armées de la Révolution voire, voire aux « enfants perdus » suisses faisant le coup de feu devant les colonnes d’assaut. Il est très efficace mais ne peut fonctionner que si les hommes ou les femmes qui mènent le combat isolément sont particulièrement motivés, le plus souvent par une idéologie forte, ce qui est le cas des Tchétchènes et des armées de la « révolution arabe dans les affaires militaires ».

Par raisonnement de la dinde, j’imaginais donc l’introduction de l’Extremistan à Paris par un raid commando du même type que celui de Mumbai en 2008 ou de Nairobi en 2013 : plusieurs binômes (c’est le pion minimal le plus efficace car les deux peuvent s’appuyer mutuellement) attaquant plusieurs cibles simultanément, symboliques ou simplement massives, et continuant jusqu’à leur élimination finale, acceptées d’emblée.

Comme d’habitude la réalité a été différente. La cellule de manœuvre a été minimale et donc nettement moins décelable qu’un groupe de combat quatre à cinq fois plus important qu’il faut réunir, équiper d’armes de guerre et préparer. Elle a procédé sous la forme d’un raid sur une cible très précise avec aller et retour, à la manière d’un raid de forces spéciales. En l’occurrence c’est un raid du pauvre, low cost et mené par des amateurs (au sens où ce n'est pas leur métier), mais suffisant grâce à une forte préparation mentale, un armement de guerre et le bénéfice de la surprise pour tuer deux policiers moins bien armés et peut-être contraints par les habitudes et les règles d’ouverture du feu pour un tout autre contexte. Pour le reste, rien de plus facile malheureusement que de massacrer des civils dans une pièce.

La militarisation des actions terroristes est donc en cours et il faut s’y préparer par une « montée en gamme » équivalente par un réseau de surveillance plus efficace, par une adaptation des équipements et des modes d’action de la sécurité publique, par un armement et un entraînement de certains civils directement menacés, par une préparation psychologique de la population (la fameuse résilience évoquée depuis 2008). Il faut donc se préparer à d’autres attaques « militaires », des raids du type Charlie Hebdo, des combinaisons engins explosifs-raids ou encore tout autre chose, comme un ou plusieurs sniper(s) par exemple, ce qui poserait beaucoup de problèmes. Plus largement, il faut bien sûr arrêter de réduire ou paralyser les instruments qui servent à protéger les Français et trouver des économies ailleurs.

Mais il ne s’agit là que de tactique et d’art opérationnel, ce qui, sans stratégie ne fait que du bruit avant l’échec. Il faut voir évidemment, et cela mérite d'autres développements, mener la guerre plus loin et dans les esprits, en premier lieu se demander pourquoi des Français entreprennent de massacrer d’autres français au nom d’une idéologie, s’interroger sur le pourquoi de cette idéologie et comment lui opposer un modèle encore plus fort, porter le combat sur les foyers djihadistes, en finir une fois pour toute avec la tolérance vis-à-vis du prosélytisme des monarchies du Golfe.

Au bilan, de cette épreuve il peut ressortir une France meilleure. Les totalitarismes peuvent gagner des batailles contre les démocraties mais ce sont toujours celles-ci qui gagnent à la fin.